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1Les débats sur la viabilité de la démocratie directe sont courants aux États-Unis et en Europe. Les partisans soutiennent que la démocratie directe fournit aux citoyens un moyen d’autodéfense démocratique pour lutter contre les machines politiques rigides, l’influence corruptrice d’acteurs économiques puissants et l’impasse d’une politique non consensuelle. Les détracteurs soutiennent au contraire que la démocratie directe peut conduire à des changements politiques chaotiques, à des décisions politiques irresponsables et, ironiquement, à un rôle accru des intérêts financiers dans la rédaction des mesures de vote et l’influence des votes. Ces positions opposées créent des discussions intenses et animées non seulement entre des citoyens alertes et d’autres acteurs du domaine politique, mais aussi entre des universitaires. Qu’entendons-nous exactement par démocratie directe? Sa signification change-t-elle en fonction de son contexte ? Peut-il fonctionner au bénéfice des citoyens ordinaires? Ou, est-ce plutôt la preuve de l’adage, « la route de l’enfer est pavée de bonnes intentions? »Ce volume aborde ces questions avec un examen de la démocratie directe aux États-Unis, en particulier en Californie, et dans l’Union européenne, en Italie, en Suisse et en France.

2Il y a ici des analyses de certains systèmes américains et européens de démocratie directe tels que présentés par des historiens américains et des juristes français. Cette diversité révèle de manière très concrète les divergences significatives de perspectives que l’on retrouve lors du croisement des cultures, des disciplines et des langues. Au-delà de l’utilisation de la langue française ou de l’anglais américain et des styles d’écriture correspondants, qui conduisent eux-mêmes à des différences structurelles dans la communication, ces articles démontrent des nuances culturelles inhérentes à des manières distinctives de conceptualiser et de structurer l’argumentation. Étonnamment, les différences dans la discipline académique sont peut-être les moins profondes. La formation empirique des historiens politiques américains, fondée sur le poids prééminent de la jurisprudence dans le système américain, conduit à certaines similitudes avec l’approche adoptée par les juristes. Cependant, la même considération pour la jurisprudence qui rassemble ces chercheurs crée à son tour la plus grande divergence entre les expériences américaines et européennes de démocratie directe et fournit un cadre conceptuel critique dans lequel placer les expériences des États-Unis, et en particulier de la Californie, qui sont présentées dans ce volume.

3 aUx États-Unis, la démocratie directe n’existe pas au niveau fédéral, mais fait partie à des degrés divers du processus électoral dans trente-huit États et dans le district de Columbia. Dans le langage américain, la démocratie directe fonctionne de trois manières, parfois appelée la « trinité” de la politique californienne: l’initiative, le référendum et le rappel. Vingt-quatre États plus le district de Columbia autorisent les initiatives de vote qui permettent aux citoyens de voter sur des propositions de loi ou des amendements constitutionnels, dont les textes peuvent être rédigés par les législatures des États ou, dans certains États, par tout groupe ou individu. D’autres États autorisent le législateur à voter sur les textes proposés par les citoyens. (En Californie, une autre distinction est établie entre les initiatives, écrites et mises sur le bulletin de vote par l’assemblée de l’État, et les propositions, que les citoyens génèrent directement.) Le référendum permet généralement aux citoyens de voter en réponse à une question oui / non, acceptant ou rejetant ainsi une loi ou un projet gouvernemental particulier. Enfin, le rappel permet aux citoyens de voter pour démettre un élu de ses fonctions avant la fin de son mandat. Une pétition, complétée par la collecte de signatures de citoyens, dont le nombre requis varie d’un État à l’autre, est nécessaire pour que diverses initiatives de vote, référendums ou élections de rappel soient présentées aux électeurs.

  • 1 Pour une discussion récente sur la démocratie directe américaine, voir par exemple Donna Kesselman, « Direct Demo (…)

4 La démocratie directe de différents types et avec des variations régionales claires fonctionne également au niveau des villes et des comtés à travers les États-Unis, où son utilisation est parfois plus importante qu’au niveau des États. En Californie par exemple, non seulement la démocratie directe existe au niveau des États depuis 1911, mais au niveau des comtés depuis 1893 et au niveau des villes à partir de 1898, lorsque les villes du nord de la Californie, San Francisco et Vallejo, ont été les premières de l’État à adopter des droits d’initiative.1

5 Bien que le concept d’initiatives citoyennes soit prévu dans le Traité de Lisbonne de l’Union européenne (en vigueur depuis le 1er décembre 2009), les mécanismes pour le mettre en place étant incomplets, il n’existe actuellement que sous une forme théorique. Néanmoins, six initiatives ont déjà été proposées avec le soutien de plus d’un million de citoyens de l’Union européenne et attendent une structure à travers laquelle elles pourront être présentées aux électeurs (Bertrand).

6 La démocratie directe fonctionne déjà dans de nombreux pays européens, sous des formes très diverses et à des degrés divers. Dans certains pays, comme l’Italie et la Suisse, le référendum fait régulièrement partie du processus démocratique. En Italie, le référendum populaire a été inscrit dans la constitution de 1947, mais la structure juridique nécessaire à la mise en place des référendums n’a été adoptée qu’en 1970 (Laffaille). La Suisse est la nation européenne la plus souvent associée à la démocratie directe, et depuis son inclusion dans la constitution de 1848, a une longue tradition d’initiatives citoyennes proposées et de référendums proposés par le gouvernement, ainsi qu’un rappel presque jamais utilisé (Giraux). En revanche, alors que la Constitution française de 1958 reconnaît le principe du référendum, les référendums parrainés par le gouvernement sont étroitement couverts de restrictions et sont restés rares. Depuis 1995, les électeurs français ont le droit d’initier des référendums au niveau local, mais il n’existe aucun mécanisme permettant aux électeurs de le faire réellement, le référendum citoyen reste donc plus de la théorie constitutionnelle que de la pratique (Dubreuil).

7UNE comparaison miniature de ces trois pays indiquerait que, bien que les électeurs italiens utilisent régulièrement des référendums, parfois pour modifier profondément la structure du système politique, l’absentéisme accru des électeurs depuis environ 2000 a rendu les référendums moins susceptibles de passer. Les Suisses sont invités à voter très régulièrement (environ quatre fois par an), lors de référendums locaux, cantonaux ou nationaux au contenu très varié, mais la complexité des textes sur lesquels voter a favorisé un taux de participation de plus en plus faible. En revanche, le système français met l’accent sur le gouvernement représentatif comme le véhicule le plus légitime de la démocratie, ce qui conduit à une forte participation des électeurs aux élections mais à un accès limité des citoyens à la prise de décisions.

8 Prises ensemble, les perspectives présentées par Christine Bertrand, Franck Laffaille, Denis Giraux et Charles-André Dubreuil témoignent d’une vision extrêmement prudente, mais plutôt positive, de la promesse potentielle de la démocratie directe d’accroître l’implication des citoyens dans la prise de décision et de rendre le processus électoral plus démocratique en Europe. Les critiques sont les plus vives dans le cas de l’Italie, où les référendums de la fin du XXe siècle ont en fait modifié l’équilibre politique du pays. Le modèle suisse est présenté comme un modèle qui fonctionne relativement bien, dans lequel les citoyens plutôt que les groupes de pression proposent des référendums, et dans lequel en cas d’adoption de textes jugés abusifs, le Parlement suisse peut proposer des lois pour les modifier ou même les contrer.

  • 2 La plupart des historiens californiens seraient d’accord pour dire qu’il est urgent de réformer la démocratie directe à Cali (…)

9Pas vrai dans le cas de la Californie, où les abus perçus de la démocratie directe ont poussé les historiens californiens représentés dans ces pages à crier en mettant en garde contre ses dangers et ses risques. Selon les mots de Glen Gendzel, la démocratie directe en Californie est devenue un « exemple frappant de réformes qui ont mal tourné et de bonnes intentions entraînant des conséquences imprévues catastrophiques. »Parmi ces conséquences, comme le souligne Robert Cherny, figurent « la manière dont les procédures démocratiques directes ont contribué au dysfonctionnement législatif” et à la « gouvernance restructurée” en Californie, sous la « direction des défenseurs du petit gouvernement et du marché libre. »William Issel situe le cas de la démocratie directe en Californie dans le modèle plus large des États-Unis. la politique, suggérant qu’en même temps que « de plus en plus d’électeurs ont perdu confiance dans le gouvernement et se sont convertis à la religion du marché libre ces dernières années, ils ont une fois de plus démontré ”comment « les engagements ultérieurs riv rivalisent périodiquement avec l’intérêt économique en tant que forces motivantes dans la vie publique américaine. »Cela a encouragé la « politique culturelle conservatrice », dans laquelle les militants ont utilisé le mécanisme de démocratie directe de la Californie pour poursuivre leurs programmes. Ces trois chercheurs fondent l’échec de la démocratie directe en Californie dans les ravages qu’ils estiment qu’elle a causés aux finances, à la gouvernance et à la cohésion sociale de l’État.2

  • 3 Voir Denis Giraux ci-dessous :  » Alors qu’aux États-Unis, l’argent est aussi roi lors des référendums, que (…)

10découvrant les diverses structures, pratiques et conséquences de la démocratie directe en Californie et dans l’Union européenne, en Italie, en Suisse et en France, ce volume présente des contrastes saisissants. C’est à prévoir, compte tenu des énormes différences d’histoire, de culture politique et de contexte économique dans ces lieux de divergence situés sur deux continents. Pourtant, pour paraphraser Pierre Nora, la tâche essentielle de l’intellectuel est de démontrer la complexité de ce qui semble simple et la simplicité de ce qui semble complexe. De cette diversité en démocratie directe semble émerger une distinction relativement simple entre les cas américain et européen: celle de la mesure dans laquelle l’influence de l’argent s’est immiscée dans le processus politique.3 Cela conduit à une réflexion sur le rôle de la Cour suprême des États-Unis en permettant cela à travers son interprétation de la Constitution américaine, en particulier de son Premier amendement, ainsi que le phénomène du constitutionnalisme américain, qui a conduit à maintenir le soutien public au système politique ancré dans la Constitution, même s’il semble s’éloigner considérablement de ses origines de la Première République et de l’ère Jacksonienne.

11Une des différences les plus frappantes entre les États-Unis. et les élections françaises, par exemple, concernent le coût des campagnes et la manière dont la liberté d’expression est comprise. En France, la publicité de campagne est étroitement réglementée. Le seul courrier que les électeurs reçoivent est une déclaration officielle de chaque parti envoyée ensemble à un moment donné dans une seule enveloppe en papier brun non marquée. Contrairement à la pléthore de panneaux d’affichage politiques aux États-Unis, en France, seules les affiches de campagne officielles, avec des directives strictes quant à leur taille et à la quantité de texte et d’image autorisée, sont affichées sur les tableaux d’affichage officiels à proximité de chaque site électoral. Bien que certains candidats se plaignent que leurs voix ne sont pas suffisamment entendues, ils ont en général un accès relativement égal aux médias par le biais de journalistes ou de forums officiels, mais ni eux ni personne d’autre ne peuvent acheter du temps de publicité. Cela ne signifie pas que les cas d’influence excessive ou de corruption politique n’existent pas. Cependant, l’absence de publicité de campagne signifie que les pressions économiques exercées sur le système politique n’impliquent pas directement les électeurs, mais sont en grande partie contenues dans les relations parfois secrètes entre des individus ou des groupes puissants et des partis politiques ou des élus. Le manque de publicité, associé à un financement gouvernemental relativement généreux pour les campagnes politiques, se traduit également par un coût réduit de la campagne en France qui ouvre la possibilité aux petits partis politiques non seulement de participer, mais parfois de gagner des élections.

  • 4La très controversée décision Citizen’s United fait l’objet d’un débat et d’une interprétation en cours (…)

12 « Le Congrès ne fera aucune loi ab abrégeant la liberté d’expression….”Au début du XXIe siècle, la Cour suprême des États-Unis a de plus en plus interprété ce passage du Premier amendement à la Constitution américaine comme protégeant les contributions de campagne en tant qu’expression de la liberté d’expression. Cela a été particulièrement le cas après l’adoption du Congrès et du président George W. Bush a promulgué la Loi sur la réforme de la campagne bipartite de 2002, conçue spécialement pour réglementer et limiter le financement des campagnes et la publicité. Dans une série de décisions qui ont culminé en 2010 avec Citizen’s United v. Commission électorale fédérale, la Cour a démantelé bon nombre des restrictions sur les dépenses politiques dans les campagnes électorales, essentiellement en soutenant que le Premier amendement protège les droits des entreprises, des syndicats ou de tout autre groupe ou individu américain de participer financièrement sans limites aux campagnes électorales en tant que forme de liberté d’expression. De cette manière, des intérêts économiques puissants participent directement à la politique électorale au niveau national, étatique et local, et à toutes les formes d’élections, qu’il s’agisse de candidats, d’initiatives, de référendums ou de rappels.4

  • 5 James M. Beck, La Constitution des États-Unis: Hier, aujourd’hui – et demain (NY, 1924) quot (…)

13la démocratie directe en tant que réforme politique date majoritairement de l’ère progressiste, une période au cours de laquelle de nombreux Américains s’inquiétaient de l’influence excessive sur la politique des entreprises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, en particulier les industries ferroviaire, bancaire et pétrolière. Les progressistes concernés ont régulièrement dénoncé la corruption politique comme une menace pour la démocratie américaine et ont appelé à une plus grande implication des citoyens dans la politique et à une éducation accrue des citoyens sur le fonctionnement réel de leur république, en particulier tel qu’énoncé dans son cadre, les États-Unis. Constitution. En 1924, le solliciteur général James M. Beck a écrit : « la Constitution est plus en danger qu’à tout autre moment de l’histoire de l’Amérique. Cela est dû, non pas à une hostilité consciente à l’esprit ou à la lettre, mais à l’indifférence et à l’apathie avec lesquelles les masses considèrent les attaques croissantes contre ses principes fondamentaux. » 5

  • 6 Stephen Breyer, Cour suprême des États-Unis: Faire fonctionner la démocratie (NY: Oxford UP, 2010), 73.
  • 7 Kammen, 399.

14En 2010, le juge de la Cour suprême des États-Unis Stephen Breyer s’est fait l’écho de cette préoccupation: ” l’éducation, y compris la transmission des valeurs civiques d’une génération à l’autre, doit jouer un rôle majeur dans le maintien de la confiance du public dans les décisions de la Cour However  » Cependant, « la Cour doit également aider à maintenir l’acceptation publique de sa propre légitimité. Il peut le faire au mieux en aidant à faire en sorte que la Constitution reste « réalisable » au sens large de ce terme. Plus précisément, il peut et doit interpréter la Constitution d’une manière qui fonctionne pour le peuple américain d’aujourd’hui. »6 Breyer va ainsi au-delà de l’attente de l’ère progressiste selon laquelle, par l’éducation civique et en participant à la démocratie directe, des citoyens éduqués pourraient défendre les principes démocratiques. Il appelle également la Cour suprême à jouer son rôle dans le maintien de la tradition américaine distinctive du constitutionnalisme, définie par l’historien Michael Kammen comme incarnant « un ensemble de valeurs, une gamme d’options et un moyen de résoudre les conflits dans un cadre de consensus. Il a apporté stabilité et continuité à un degré que les rédacteurs auraient à peine pu imaginer ” et « a réussi remarquablement à sauvegarder la Constitution elle-même ”, la protégeant de « nos impulsions les plus erratiques. »7

  • 8 L’arrêt Bush v. Gore de 2000 a également contribué à une méfiance croissante du public à l’égard de la non-partie de la cour (…)

15la démocratie directe aux États-Unis est ancrée dans un héritage constitutionnel viable et une tradition de constitutionnalisme, et ses principes ne peuvent être réalisés que si les deux sont protégés par un pouvoir judiciaire non politisé. Les décisions rendues par la Cour suprême ces dernières années ont conduit à une augmentation de l’influence du financement sur les campagnes et à l’abus du processus démocratique par des acteurs puissants. Ils ont également soulevé des accusations selon lesquelles la cour est devenue trop partisane dans l’exercice de sa mission de contrôle judiciaire, affaiblissant ainsi le constitutionnalisme qui est le fondement de toute la politique et du gouvernement américains, y compris la démocratie directe.8 Dans les pages qui suivent, les mérites et les dangers des mesures de démocratie directe sont examinés, débattus, applaudis et dénoncés, révélant les multiples facettes de cette approche controversée de la gouvernance politique.