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La Première Croisade et l’établissement des États latins

Les effets de la religion

Les Croisades ont également été un développement de la vie et des sentiments religieux populaires en Europe, en particulier en Europe occidentale. L’effet social de la croyance religieuse à l’époque était complexe: la religion était émue par des récits de signes et de merveilles, et elle attribuait des catastrophes naturelles à une intervention surnaturelle. En même temps, les laïcs n’étaient pas indifférents aux mouvements de réforme et, à l’occasion, ils s’agitaient contre le clergé qu’ils considéraient comme indigne. Un mouvement pacifiste s’est également développé, notamment en France, sous l’impulsion de certains évêques mais avec un soutien populaire considérable. Les chefs religieux ont proclamé la Paix de Dieu et la Trêve de Dieu, conçue pour arrêter ou au moins limiter les guerres et les agressions pendant certains jours de la semaine et certains moments de l’année et pour protéger la vie du clergé, des voyageurs, des femmes et du bétail et d’autres personnes incapables de se défendre contre le brigandage. Il est particulièrement intéressant de noter que le Concile de Clermont, au cours duquel Urbain II a appelé à la Première Croisade (1095), a renouvelé et généralisé la Paix de Dieu.

Il peut sembler paradoxal qu’un concile promulgue la paix et sanctionne officiellement la guerre, mais le mouvement pour la paix a été conçu pour protéger les personnes en détresse, et un élément fort de la Croisade était l’idée d’aider les frères chrétiens d’Orient. Cette idée était liée à l’idée que la guerre pour défendre la chrétienté n’était pas seulement une entreprise justifiable, mais une œuvre sainte et donc agréable à Dieu.

Une autre pratique religieuse populaire, le pèlerinage dans un sanctuaire sacré, était étroitement associée à ce concept occidental de guerre sainte. L’Europe du XIe siècle abondait en sanctuaires locaux abritant des reliques de saints, mais trois grands centres de pèlerinage se distinguaient par rapport aux autres: Rome, avec les tombes des saints Pierre et Paul; Saint-Jacques-de-Compostelle, dans le nord-ouest de l’Espagne; et Jérusalem, avec le Saint-Sépulcre de l’enterrement de Jésus-Christ. Le pèlerinage, qui avait toujours été considéré comme un acte de dévotion, en était également venu à être considéré comme une expiation plus formelle pour un péché grave, même parfois prescrite comme pénitence pour le pécheur par son confesseur.

Un autre élément de la conscience religieuse populaire du XIe siècle, associé à la fois à la croisade et au pèlerinage, était la croyance que la fin du monde était imminente (voir aussi eschatologie et millénarisme). Certains chercheurs ont découvert des preuves d’attentes apocalyptiques autour des années 1000 et 1033 (le millénaire de la naissance et de la Passion de Jésus, respectivement), et d’autres ont souligné la continuité de l’idée tout au long du 11ème siècle et au-delà. De plus, dans certaines représentations de la fin du XIe siècle de la fin de toutes choses, le « dernier empereur », maintenant populairement identifié au ”roi des Francs », le successeur final de Charlemagne, devait conduire les fidèles à Jérusalem pour attendre la Seconde venue du Christ. Jérusalem, en tant que symbole terrestre de la cité céleste, figurait en bonne place dans la conscience chrétienne occidentale et, à mesure que le nombre de pèlerinages à Jérusalem augmentait au XIe siècle, il devenait évident que toute interruption de l’accès à la ville aurait de graves répercussions.

Au milieu du XIe siècle, les Turcs seldjoukides avaient arraché l’autorité politique aux califes ʿAbbāsid de Bagdad. La politique seldjoukide, initialement dirigée vers le sud contre les Fāṭimides d’Égypte, a été de plus en plus détournée par la pression des raids turkmènes en Anatolie et en Arménie byzantine. Une armée byzantine est vaincue et l’empereur Romain IV Diogène est capturé à Manzikert en 1071, et l’Asie mineure chrétienne est ainsi ouverte à une éventuelle occupation turque. Pendant ce temps, de nombreux Arméniens du sud du Caucase ont migré vers le sud pour rejoindre d’autres dans la région des monts Taurus et former une colonie en Cilicie.

L’expansion seldjoukide vers le sud se poursuit et, en 1085, la prise d’Antioche en Syrie, l’un des sièges patriarcaux du christianisme, porte un nouveau coup au prestige byzantin. Ainsi, bien que l’empire seldjoukide n’ait jamais réussi à s’unir en tant qu’unité, il s’est approprié la majeure partie de l’Asie mineure, y compris Nicée, de l’Empire byzantin et a rapproché dangereusement un Islam résurgent de Constantinople, la capitale byzantine. C’est ce danger qui a incité l’empereur, Alexius Comnène, à demander de l’aide à l’Occident et, en 1095, l’Occident était prêt à réagir.

Les troubles de ces années ont perturbé la vie politique normale et rendu le pèlerinage à Jérusalem difficile et souvent impossible. Des histoires de dangers et d’agressions ont atteint l’Occident et sont restées dans l’esprit populaire même après que les conditions se soient améliorées. En outre, les autorités informées ont commencé à se rendre compte que la puissance du monde musulman menaçait désormais sérieusement l’Occident comme l’Orient. C’est cette prise de conscience qui a conduit aux Croisades.

L’appel d’Alexis est venu à un moment où les relations entre les branches orientales et occidentales du monde chrétien s’amélioraient. Les difficultés entre les deux au milieu du siècle avaient abouti à un schisme de fait, mais non officiellement proclamé, en 1054, et les désaccords ecclésiastiques avaient été accentués par l’occupation normande de régions anciennement byzantines du sud de l’Italie. Une campagne menée par l’aventurier normand Robert Guiscard contre le continent grec a encore aigri les Byzantins, et ce n’est qu’après la mort de Robert en 1085 que les conditions d’un renouvellement des relations normales entre l’Orient et l’Occident sont raisonnablement favorables. Les envoyés de l’empereur Alexis Comnène arrivèrent donc au Concile de Plaisance en 1095 à un moment propice, et il semble probable que le pape Urbain II considérait l’aide militaire comme un moyen de restaurer l’unité ecclésiastique.